L’agilité est morte, vive l’agilité
Mon intention avec cet article n’est pas de pointer du doigt tel ou tel acteur ou comportement, mais plutôt d’essayer d’apporter un regard aussi objectif que possible sur l’évolution de l’agilité.

Simon Rodriguez

Coach agile & référent en organisations saines

Étant moi-même coach agile, je m’inclus totalement dans certaines des critiques émises ici. Loin de vouloir rejeter en bloc l’agilité ou ses praticiens, mon objectif est d’analyser comment ce mouvement, initialement disruptif, synonyme d’espoir et d’amélioration, est devenu un repoussoir pour certains; mais aussi en quoi les concepts qui le fondent restent d’actualité; et comment les faire évoluer pour mieux répondre aux défis actuels. Je précise que l’IA m’a aidé à rédiger cet article, mais j’ai la prétention d’affirmer que sans ma propre contribution, il serait beaucoup moins intéressant et pertinent.

Un concept flou et malléable

L’agilité est un terme qui englobe de nombreuses réalités et interprétations. S’agit-il d’un manifeste, d’un état d’esprit, d’un ensemble de valeurs, d’un cadre de travail ? Depuis la publication du Manifeste (pour le développement logiciel) Agile en 2001, le concept a été largement adopté, décliné sous différentes formes, et accolé à à peu près tout ce que le dictionnaire contient de noms communs associés de près ou de loin au monde de l’entreprise. Nous avons très certainement échappé de peu aux brosses à dents agiles.

Une norme, plus une disruption

Aujourd’hui, l’agilité n’est plus un mouvement de rupture, mais bien la norme. Les jeunes développeurs commencent directement leur carrière dans des environnements qui se veulent agiles, sans avoir connu les modèles de gestion de projet plus rigides qui ont précédé. Loin d’être un bouleversement organisationnel, l’agilité est devenue de facto la nouvelle norme, perdant par la même occasion un de ses arguments de vente :

  • Boomer agiliste : “Avec l’agilité on fait beaucoup mieux qu’avec du cycle en V !”
  • Jeune développeur : “Du quoi ?”

Une approche de son temps

Les approches agiles, telles qu’elles ont été pensées dans les années 90 et au début des années 2000, répondaient à des problématiques spécifiques à cette époque, comme l’omniprésence des chefs de projet, les longues étapes des précédentes méthodes de gestion de projet et leur enchaînement séquentiel. Or le contexte a changé : les problèmes auxquels les auteurs du manifeste voulaient répondre ne se posent plus de la même manière aujourd’hui. Les défis actuels de l’entreprise numérique, comme la fragmentation des équipes, le travail à distance, la complexité grandissante des systèmes, voire l’intégration de la question environnementale appellent peut-être à de nouvelles approches.

Promesses non tenues

Malgré les promesses de l’agilité, certains dirigeants restent sceptiques face aux résultats obtenus. L’engouement pour l’agilité a été entretenu par les cabinets de conseil et les coachs agiles, qui ont parfois présenté la transformation agile comme une solution miracle. Or, changer les pratiques des équipes sans repenser en profondeur la culture managériale conduit à deux écueils majeurs :

  1. Un changement superficiel

• Beaucoup d’entreprises ont adopté l’agilité comme un changement de type 1, une adaptation à l’intérieur du cadre existant : mise en place de nouveaux rituels, adoption de frameworks comme Scrum ou SAFe, formation des équipes aux pratiques agiles…

• Cependant, elles n’ont pas nécessairement engagé un changement de type 2, qui implique une transformation plus profonde de la structure organisationnelle, du leadership et des modes de prise de décision.

  1. Des attentes parfois contradictoires

• Les dirigeants souhaitent souvent “plus d’agilité” pour gagner en rapidité et en productivité, mais sans modifier leur propre positionnement.

• Si l’agilité est uniquement vue comme un levier de performance, sans prise en compte des principes fondamentaux de collaboration et d’autonomie, elle risque d’être perçue comme une simple méthode d’optimisation, et non comme une véritable transformation, limitant les chances d’en récolter les fruits espérés.

Même si ces mises en garde figurent dans pratiquement tous les articles comme celui-ci, ainsi que dans toutes les conversations d’agilistes, force est de constater qu’elles n’ont pas permis d’éviter ces travers.

La lassitude des collaborateurs et collaboratrices

Pour de nombreux employé.e.s, l’enthousiasme initial autour de l’agilité s’est transformé en fatigue, voire en rejet. Ce mot, qui était naguère synonyme d’espoir d’amélioration, est devenu aujourd’hui un repoussoir pour beaucoup. Plusieurs raisons expliquent ce basculement :

Des transformations subies plutôt que choisies

Les équipes voient défiler des coachs agiles qui ne connaissent pas leur métier, mais leur expliquent comment elles doivent travailler. Ce sentiment d’intrusion crée une défiance naturelle : comment accorder du crédit à quelqu’un qui ne comprend ni les contraintes, ni la complexité de leur quotidien ?

Un empilement de transformations sans résultats tangibles

Beaucoup d’organisations ont mené plusieurs vagues de transformation agile, chaque nouvelle approche promettant un avenir meilleur. Pourtant, pour les équipes, peu de choses changent réellement : les contraintes restent les mêmes, la pression ne diminue pas, et les décisions stratégiques continuent d’être prises de manière descendante. Cette accumulation crée un effet d’usure : “encore une transformation, encore des formations, et toujours les mêmes problèmes”.

Un discours agile en contradiction avec la réalité

• “On vous fait confiance”… mais les validations et reportings se multiplient.

• “Vous êtes autonomes”… mais les décisions importantes restent centralisées.

• “On valorise les individus et les interactions”… mais les outils et les process sont imposés.

Ce décalage entre le discours et la réalité quotidienne renforce la perte de sens et le cynisme des équipes.

Le retour du contrôle

On observe aujourd’hui un retour à des pratiques plus dirigistes, qui vont parfois à l’encontre des principes de confiance et d’autonomie prônés par l’agilité. Face aux difficultés de mise en œuvre et aux déceptions, certaines entreprises reviennent à des mécanismes de contrôle renforcé. Ce backlash révèle une tension entre le besoin d’autonomie des équipes et la volonté des dirigeants de garder la main sur les processus. Ce phénomène trouve écho à une échelle plus large, dans un contexte sociétal où la recherche d’efficacité passe souvent par un regain de contrôle et d’autoritarisme.

L’essence de l’agilité reste pertinente

Malgré les évolutions du contexte, l’esprit fondateur de l’agilité demeure d’actualité : collaborer efficacement, s’adapter au changement et livrer de la valeur en continu. Toutefois, sa mise en œuvre doit évoluer pour rester pertinente. Il ne s’agit plus de suivre des frameworks rigides, mais d’adapter les principes agiles à la réalité des organisations modernes.

Après tout, le phénomène d’explosion de la bulle agile auquel nous assistons est sûrement sain et salvateur, même si comme toute explosion de bulle, il peut être douloureux à maints égards pour nombre d’entre nous.

Vers une nouvelle ère de l’agilité

Plutôt que d’appliquer l’agilité comme un dogme, il est temps d’ouvrir une nouvelle ère basée sur une réflexion adaptative. Voici quelques pistes :

  • Prendre le temps d’établir une finalité propre à chaque organisation, afin de redonner à l’agilité son statut de moyen (parmi d’autres et lorsqu’elle est pertinente) d’y parvenir.
  • Favoriser une approche contextuelle plutôt qu’un cadre unique, en adaptant les pratiques aux besoins spécifiques des équipes et des organisations.
  • Redonner aux employés un rôle actif dans la construction des processus, en valorisant leur expérience et leurs contraintes réelles.
  • Réconcilier agilité et management, en donnant toute leur place aux managers de proximité dans la réinvention de leur rôle à l’aune de cette nouvelle ère.
  • Intégrer l’agilité dans une vision plus large de transformation organisationnelle et culturelle, plutôt que de la limiter à des outils et méthodes.
  • Ancrer l’agilité dans une réalité sociale, économique et culturelle, en incluant par exemple les représentants des salariés dans les réflexions autour de l’agilité.
  • Changer d’appellation !

L’agilité a réussi à transformer en profondeur le mode de fonctionnement de très nombreuses équipes, mais son application actuelle pose question. De courant disruptif et révolutionnaire, elle est devenue une norme et une poule aux œufs d’or pour de nombreux cabinets et consultants. Elle doit maintenant être repensée en fonction des enjeux contemporains. Plutôt que de chercher à appliquer des recettes préétablies, il est essentiel de retrouver l’esprit critique qui animait les premiers agilistes : un pragmatisme centré sur la valeur et l’amélioration continue, en tenant compte des réalités propres à chaque organisation.